Sur le concept de l’écriture féminine, les avis divergent. Si pour certaines personnes il marque l’entrée fracassante des femmes dans le paysage littéraire longtemps dominé par les hommes, pour d’autres, il apporte une sensibilité nouvelle, plus empathique. On peut dire que la littérature féminine au Sénégal a définitivement trouvé sa place.
Par Nénucha CISS (Stagiaire)
Le genre a-t-il sa place dans la littérature ? Écriture féminine ou écriture masculine, où se situe la différence ? Pour l’artiste et réalisatrice Laure Malécot, « qualifier une écriture de féminine revient à dire que les femmes écrivaines mettent l’accent sur des problèmes qui touchent leur genre. » L’écriture est donc féminine parce que les écrivaines traitent de sujets qui ont trait à leur corps, leur statut de femme dans la société ou encore leur rôle de mère. Rahmatou Seck Samb, auteure du livre « Fergo, tu traceras ta route » publié aux Editions Abis, disait à ce propos, dans un court article paru dans le site Dakar-Echo.com : « Notre littérature de femme porte toujours la part de notre sensibilité. Le destin de nos œuvres portera les stigmates de notre condition ». Cette pensée fait écho à Mamadou Samb, l’auteur du roman « L’écharpe des jumelles », publié par Teham Editions. Cet ancien conseiller technique au ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance perçoit « l’écriture féminine comme une écriture de l’intérieur ». Il justifie son opinion en expliquant que cette écriture se saisit des thèmes en rapport direct avec la vie des femmes au quotidien, notamment sa vie de couple, sa relation avec sa belle-famille, l’éducation de ses enfants, sa conception de la famille, des violences conjugales subies. « Ceci s’explique par le fait que les femmes ont longtemps été confinées dans une vie d’épouse et de femmes au foyer. Pendant ce temps, les hommes affrontaient le monde extérieur », complète Mamadou Samb.
Toutefois, la réalisatrice Laure Malécot veut éviter d’enfermer la littérature dans un genre. « Le propre d’un écrivain est de savoir se mettre à la place d’autrui, quel que soit son genre », soutient-elle. Elle croit que le plus important dans la littérature, c’est que la personne qui écrit arrive à refléter une part de sa société à travers les émotions qui la traversent. Malgré tout, Laure Malécot reconnaît qu’une sensibilité particulière se dégage à la lecture d’un roman écrit par une femme. Cela étant, la plume féminine est pleine d’empathie et d’émotions. Prenons l’exemple de l’œuvre de Aminata Sow Fall, « La grève des bàttu », publiée aux éditions Présence Africaine. Dans ce célèbre roman, Aminata Sow Fall raconte la dimension sociale et religieuse de l’aumône et la place des mendiants au Sénégal. Ces mendiants souvent méprisés et ignorés sont utiles à une partie de la population sénégalaise puisqu’ils leur donnent la possibilité d’accomplir leur devoir social et religieux.
SENSIBILITÉ FÉMININE
Aminata Sow Fall montre la place de ces « petits », de ces « invisibles » quand il s’agit d’éloigner un éventuel malheur à travers l’aumône. Sous la plume de cette romancière, une empathie s’exprime. Cette sensibilité féminine se retrouve également chez Mariama Bâ, l’auteure de « Une si longue lettre » publié aux Neas (Nouvelles éditions africaines du Sénégal). Ce roman aborde avec lucidité le statut des femmes au Sénégal. À travers un échange épistolaire entre Ramatoulaye et Aïssatou, deux amies de longue date, défile tout un pan de la société sénégalaise : le poids des traditions, la vie de couple, la polygamie, le divorce, le veuvage, l’autonomie de la femme. « Une si longue lettre » est un roman dur et émouvant à la fois où se mêlent chagrin et espoir. L’espoir d’une société sénégalaise où la femme sera plus libre, plus autonome et capable de prendre son destin en main. C’est le sentiment d’Amina Seck, l’écrivaine du roman « Mauvaise pente » : « Il n’y a qu’une femme pour écrire un livre aussi poignant sur la condition de la femme. Mariama Bâ a été précurseur. Elle a ouvert la voie à une nouvelle génération d’écrivaines à laquelle j’appartiens. » Dans tous les cas, ces écrivaines ont une sensibilité sociale plus affirmée. Quant à Laure Malécot, elle ne croit pas à une écriture féminine, mais penche plutôt pour une écriture féministe et féminisante. C’est-à-dire une écriture qui milite pour les droits des femmes et pour l’amélioration de leurs conditions dans la société. Car, selon elle, tout le monde peut s’y retrouver : « Il y a beaucoup d’hommes qui écrivent en faveur des femmes. » Les hommes et les femmes sont similaires. Ce sont les clichés qui les séparent. Elle ajoute : « Parfois, le regard du genre opposé est important pour se construire. L’avis des hommes sur les femmes est tout aussi utile que l’avis d’une femme sur un homme ou d’un homme sur une femme. »
Dans le même ordre d’idées, Ghaël Samb Sall, éditrice à la maison d’édition « Vives voix », croit qu’il n’y a pas lieu de parler d’écriture féminine ou masculine. « Il n’y a que des auteurs et des styles. C’est cela le plus important », observe-t-elle. Fatou Warkha Sambe, écrivaine et réalisatrice, pense l’écriture comme une particularité individuelle : « Une écrivaine est différente d’un écrivain du fait qu’elle écrit depuis une position sociale bien donnée, depuis un vécu ». Aboubacar Demba Cissokho, journaliste culturel à l’Agence de presse sénégalaise (Aps) croit qu’il y a « une différence de sensibilité selon qu’on soit homme ou femme. »
De l’utilité d’une écriture féminine
Andrée Marie Diagne-Bonané, auteure de « La fileuse d’amour » édité par L’Harmattan Sénégal, va plus loin dans le concept. L’écriture féminine est, pour elle, « un moyen pacifique de dénoncer les violences sexuelles et sexistes ou de parler des traumatismes des femmes comme l’excision ». « Une femme qui écrit sort du silence. Car elle parle en son nom et au nom de celles qui ne peuvent pas écrire », poursuit-elle.
La littérature sénégalaise fut longtemps masculine. Il faut attendre les années 70 pour assister à une irruption de femmes écrivaines sénégalaises dans le milieu littéraire. Mariama Bâ et Aminata Sow Fall ont été les modèles. Mariama Bâ, à travers son roman épistolaire « Une si longue lettre » et Aminata Sow Fall avec « Le revenant », tous deux publiés par les Neas. Ces deux femmes de lettres ont non seulement fait souffler un vent nouveau sur les lettres sénégalaises, mais elles ont également ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffrée une nouvelle génération de romancières. On peut citer Nafissatou Diallo, Ken Bugul, Sokhna Benga, Fatou Diome, Nafissatou Dia Diouf. La particularité de cette génération, c’est d’avoir apporté un regard nouveau sur la littérature sénégalaise. De l’autobiographie à la fiction, chacune d’elles a marqué de son empreinte un style nouveau, une subtilité nouvelle, en un mot une empreinte féminine. Grâce à leurs œuvres, la littérature féminine a définitivement trouvé sa place dans le paysage littéraire sénégalais.
FATOU SOW SECK, AUTEURE DU ROMAN « KANI, UNE INNOCENCE TRAHIE »
Une plume féministe et revendicative
Fatou Sow Seck fait partie de la nouvelle vague d’écrivaines sénégalaises encore peu connues du grand public. En 2022, elle publie son premier roman, « Kani, une innocence trahie », aux Editions Séguima.
« Il faut écrire instinctivement comme on vit, comme on respire ». À qui s’adressait Françoise Sagan, auteure de « Bonjour tristesse », en prononçant cette phrase ? À des jeunes auteures comme Fatou Sow Seck. À coup sûr, Françoise Sagan voulait envoyer un message fort pour les aspirants écrivains. À 33 ans, l’auteure du roman « Kani, une innocence trahie » est en phase avec cet appel de cette femme de lettres françaises puisqu’elle a un goût prononcé pour l’écriture vive et instinctive. Son premier roman a été salué par les critiques avant de rencontrer son public. Le virus de l’écriture s’est emparé d’elle très tôt, à peine sortie de l’adolescence, « sans savoir pourquoi j’ai toujours senti une envie folle d’écrire », déclare-t-elle. Après l’obtention de son baccalauréat en 2010 au Collège privé Jean Paul II de Kaolack, Fatou Sow Seck se marie et accouche de son tout premier enfant. Au bout de trois ans de pause, elle reprend ses études. Une licence en sciences infirmières et obstétricales fait d’elle une sage-femme d’État. Elle travaille aujourd’hui à l’hôpital Dalal Jamm de Guédiawaye. Son collègue Marième Thiam travaille à ses côtés depuis plusieurs années. « Fatou est une personne très agréable et bien éduquée. Elle prend très bien soin de ses patientes. Sur le plan professionnel, elle est irréprochable », confie Mme Thiam. Enfant, Fatou Sow Seck se rêvait pourtant professeure d’université. Mais, elle a très vite renoncé à cette ambition pour gagner du temps et se concentrer sur l’essentiel : mener de front une vie professionnelle et une vie de mère de famille. Mais, finalement, où trouve-t-elle le temps pour se consacrer à l’écriture ? « J’écris sur mon smartphone, le temps de mon trajet de la maison à l’hôpital. J’écris aussi à la maison, sur mon lieu de travail, partout où j’ai un moment libre », révèle Fatou.
FEMME D’AVENIR
Devant l’écran de son smartphone, elle fait valser ses pouces sur le clavier virtuel pour enregistrer des idées, une réflexion, une émotion. Ne lui parlez pas de papier et d’encre. Sa plume est tactile. Elle se sent deux fois plus productive quand elle écrit avec son smartphone. Grâce à cet appareil pratique et facile à transporter, elle a écrit du début jusqu’à la fin son premier roman. En 134 pages, Fatou Sow Seck a questionné dans « Kani, une innocence trahie » l’éducation de la petite fille dans les familles sénégalaises. Elle a traité de l’importance de l’éducation sexuelle dans la vie d’une femme. À travers son personnage principal, la petite Kani, elle, dénonce les injustices sociales subies par la population féminine dans sa grande majorité.
Fatou Sow Seck se soucie de la cause des femmes. Il y a chez elle un soupçon féministe très ancré. Dans sa tête, l’écriture féminine consiste à insister sur les détails, à pointer là où le bât blesse en faveur des femmes. « Fatou Sow Seck est une grande écrivaine en devenir », témoigne Amina Seck, initiatrice du premier Salon du livre féminin de Dakar. « J’ai fait sa connaissance lors du premier atelier d’écriture de nouvelles de mon salon du livre », poursuit-elle. Amina Seck apprécie aussi bien la personne de Fatou Sow Seck que la qualité de travail de la romancière : « Fatou Sow Seck est une bonne personne. Son roman « Kani, une innocence trahie » en dit long sur sa perception de la société sénégalaise ». En clair, lorsque Fatou écrit, elle ne mâche pas ses mots. Sa plume est tranchante comme un couteau qui vous pique au corps. Fatou Sow Seck est une femme introvertie. Elle trouve dans l’écriture le moyen d’exprimer avec aisance ce qu’elle aime, ce qu’elle déteste, ses aspirations, ses rêves. Aboubakry Seck ne tarit pas d’éloges sur les qualités de sa femme. « C’est une passionnée de lecture et d’écriture. C’est par cette dernière qu’elle s’exprime le mieux. Elle est très timide de nature, mais c’est à travers l’écriture qu’elle laisse apparaître son goût pour la communication, qu’elle devient loquace », affirme-t-il. Pour son époux, Fatou Sow Seck vit au rythme de l’écriture et de la lecture. Deux passions qui la dévorent.
UNE PLUME EMPATHIQUE
Imaginer une vie sans écrire est impensable pour Fatou Sow Seck. « Je pleure du bout de mes doigts en couchant mes maux sur des pages », éclaire-t-elle. L’écriture est plus qu’une simple occupation dans la vie de cette trentenaire. Elle accouche ses livres comme elle aide chaque jour des femmes à accoucher de leurs bébés. C’est cette dimension maïeutique qui rythme son quotidien de sage-femme et d’écrivaine. Elle se sent soulagée après chaque accouchement. Elle a déjà dans ses tiroirs 3 manuscrits et un recueil de nouvelles. Côté vie professionnelle, elle poursuit une formation à l’Université Gaston Berger : « Je suis actuellement en Master 1 en administration des structures hospitalières et management. » Côté littérature, Fatou cherche un éditeur pour ses manuscrits. La publication de son premier roman a été la croix et la bannière. « Mon roman m’a fait passer par plusieurs émotions. Pas tant dans l’écriture mais dans la recherche d’éditeur. J’ai dû payer de ma poche pour pouvoir tenir mon livre dans mes mains », a confié l’écrivaine.
Fatou Sow Seck espère qu’avec son deuxième roman, le parcours de publication sera plus rapide et moins pénible. Pour l’heure, elle écrit avec grand plaisir, dès que le temps le lui permet. La plume de Fatou, en dehors d’être sensible, humaine, empathique, est à la fois féministe et revendicative. Nul doute que le prochain roman sera de cette veine.
AMINA SECK, FONDATRICE DE L’AGENCE « LES CULTUR’ELLES »
« Il y a près de 200 auteures dans le pays »
Romancière et fondatrice de l’agence « Les Cultur’Elles », Amina Seck est la femme à l’origine du premier Salon du livre féminin de Dakar. Avec ce salon inédit au Sénégal, elle anime l’atelier d’écriture « Écrire au féminin ». L’écrivaine se fixe comme objectifs de porter à la connaissance du public les œuvres de femmes sénégalaises et africaines, mais aussi d’appuyer la production littéraire féminine.
Avec votre agence « Les Cultur’Elles », vous avez organisé le premier Salon du livre féminin les 5, 6 et 7 mai 2022. Pour quelles raisons ?
Le Salon du livre féminin existe parce que les écrivaines ont besoin d’être accompagnées, promues et encouragées dans leurs productions littéraires. Le petit nombre de salons littéraires organisés au Sénégal ne met pas suffisamment en avant leurs ouvrages. Les écrivains prennent généralement toute la lumière. À l’exception de Mariama Bâ, Aminata Sow Fall et Ken Bugul, peu de Sénégalais sont en mesure aujourd’hui de citer les noms et les productions de la nouvelle vague d’écrivaines sénégalaises. Et pourtant, elles existent. Il y a près de 200 auteures dans le pays. J’ai créé ce Salon du livre féminin pour leur donner, enfin, la visibilité qu’elles méritent.
La deuxième édition du Salon du livre féminin de Dakar est prévue pour quand ?
La 2ème édition du Salon du livre féminin de Dakar est prévue pour les 12, 13 et 14 mai 2023 à la Place du Souvenir africain. Je réfléchis encore sur le thème de cette prochaine édition.
Croyez-vous en l’existence d’une écriture féminine ?
Oui, j’y crois. Il existe forcément une écriture féminine à partir du moment où il y a des femmes qui écrivent. Elles font des romans, des essais, des recueils de nouvelles, des recueils de poésie depuis les années 70-80.
Quelles sont, d’après vous, les spécificités de cette écriture féminine ?
L’écriture féminine est sensible. Elle raconte l’humain. Elle raconte la femme. Une femme qui lit, une femme peut se retrouver dans son histoire. Car son écriture est comme une thérapie qui met des mots sur les maux des femmes.
Vous lisez les femmes écrivaines. Quels sont les thèmes très souvent abordés ?
Les conditions de vie de la femme et la marche de la société sont souvent le noyau de leurs ouvrages. Les écrivaines racontent les violences faites aux femmes avec des témoignages poignants. Elles ne manquent pas d’ailleurs de porter un regard critique sur la société. Je cite comme exemple la trilogie de l’auteure Ken Bugul : « Le baobab fou », « Riwan et le chemin de sable » et « Cendres et braises ». Elle décrit à travers ses personnages une société sénégalaise malade. Je suis convaincue que par la littérature, les femmes trouvent la force d’affronter la société et d’affirmer leurs pensées.
Qualifier une écriture de féminine n’est-ce pas une façon de « genrer » la littérature ?
Il ne s’agit pas de « genrer » l’écriture. L’écriture féminine existe. C’est un fait. L’utilisation de l’expression « écriture féminine » sert à marquer leur présence dans le monde littéraire trop longtemps alimenté par les hommes écrivains. Cette expression signale que les femmes s’imposent maintenant dans la littérature. Elles sont de plus en plus nombreuses à aller à l’école. Elles sont donc de plus en plus nombreuses à ressentir le besoin d’écrire pour se raconter ou pour partager des idées et des émotions.
Pensez-vous que les femmes écrivent mieux sur les femmes que les hommes sur les femmes ?
On est mieux servi que par soi-même. Les femmes parlent mieux des femmes. Elles n’ont pas besoin de se mettre dans la peau d’une femme pour raconter certaines douleurs physiques, intérieures. Elles peuvent décrire la réalité des femmes avec une précision unique. Un homme qui raconte la maternité ne pourra jamais le faire du point de vue d’une femme. Cette étape dans la vie d’une femme lui est totalement étrangère.
Source : http://lesoleil.sn/litterature-senegalaise-lecritu...